Sur sa paillasse, la femme cria. Les douleurs duraient depuis des heures, maintenant, mais la délivrance semblait encore loin. Les doigts crispés sur son ventre distendu, calée contre les sacs de farine contre lesquels elle avait été installée, elle attendait. Combien de temps cela allait-il durer ? Oh, comme elle l'avait pourtant attendu, cet enfant ! Comme elle l'avait espéré elle qui s'était si longtemps crue stérile ! Il avait suffi d'une seule et unique fois avec cet homme, terriblement envoûtant bien qu'un peu étrange. Une seule nuit torride avant de constater, au petit matin, que son mystérieux amant s'était enfui. Avec trouble, elle s'était demandée pourquoi elle s'était montrée aussi légère avec un parfait inconnu. Mais ce matin-là, elle ne pouvait alors se douter de ce qui l'attendait, puisque son ventre n'était jamais parvenu à porter la vie. C'était d'ailleurs ce qui avait poussé son mari à la jeter dehors !
Une nouvelle douleur déchira ses entrailles, remontant le long de son dos. La femme du meunier revint, accompagnée de sa mère. L'ancienne avait accepté de prendre la future mère sous son aile pour l'accouchement. Sa fille faisait office d'assistante.
« Alors ? » gémit l'accouchée.
La vieille femme lui écarta une nouvelle fois les cuisses et l'examina d'un œil attentif. Puis elle secoua la tête.
« Pas encore ! » répondit sa voix chevrotante.
La femme gémit. Elle n'en pouvait plus ! Elle qui n'avait jamais su ce qu'enfanter voulait dire, elle en venait à présent à se demander comment une femme pouvait accepter de passer par cette torture plusieurs fois dans sa vie.
La femme du meunier lui passa un tissu imbibé d'eau fraîche sur le visage tandis que la vieille femme tâtait le ventre de sa patiente pour s'assurer – encore – que le bébé ne se présentait pas dans une mauvaise position. Visiblement satisfaite, elle redressa sa carcasse maigre et parcheminée.
« Cela ne devrait plus tarder, maintenant ! » déclara-t-elle encore.
La future mère inspira et expira plusieurs fois comme cela le lui avait été conseillé. Elle se replongea alors dans ses souvenirs, n'ayant rien de mieux à faire jusqu'à ce que l'enfant se décide enfin à sortir d'elle.
Pendant deux semaines elle avait cherché à revoir l'inconnu avec qui elle avait passé la nuit. Mais personne n'en avait jamais entendu parlé. Et personne ne semblait l'avoir vu. Des rumeurs se mirent à courir sur son compte, prétendant qu'elle avait peut-être donné son corps à un démon ou l'un de ses maudits Vampires. Elle en souffrit tellement qu'elle préféra quitter la ville et la vie qu'elle y menait. Il ne faisait déjà pas bon d'être une épouse bafouée et vivant seule, mais si des soupçons tels que ceux-là s'ajoutaient à son fardeau....
Elle avait donc quitté le village pour aller trouver refuge chez un couple de fermier qu'elle connaissait. Elle ne leur parla pas de l'inconnu et prétendit avoir été contrainte de quitter un mari violent. Mais les rumeurs la rattrapèrent et elle préféra partir une nouvelle fois sans se demander si les fermiers accepteraient d'y prêter foi ou non.
Un mois entier s'écoula encore. Un mois pendant lequel elle s'était rendu compte de l'étrange arrêt de ses menstrues. Ce qui était un signe évident pour n'importe quel autre femme ne l'était pas pour elle. Pourtant elle sentait bien qu'il devait y avoir une explication. Elle se décida donc à retourner à la Terre des Rescapés pour y chercher les conseils d'un médecin ou, tout le moins, d'un apothicaire.
Quelle ne fut pas sa surprise en l'entendant lui déclarer qu'elle présentait tous les signes d'une grossesse, en dehors des nausées habituelles. Enceinte ! Elle ! Dés lors, elle n'avait plus réfléchit. Même si elle devait le faire seule, elle élèverait cet enfant et l'aimerait comme le véritable miracle qu'il était.
Alors que les douleurs se poursuivaient, elle gémit tout en essayant de continuer à inspirer puis à expirer. Un miracle... Peut-être bien, mais, Dieux ! Quelle souffrance ! Au moins l'enfant avait-il eu le mérite de se positionner de manière normale, ne rajoutant ainsi aucune complication imprévue. C'était en tout cas ce que lui avait affirmé la vieille femme.
Bien entendu, élever un bébé hors des murs de la Terre des Rescapés avait de quoi effrayer, même avec la chance qu'elle avait eu de tomber sur cette grande ferme familiale et de convaincre ceux qui y vivaient et travaillaient de l'accepter parmi eux. Elle avait aidé aux différents travaux jusqu'à ce que sa grossesse l'oblige à se cantonner aux tâches domestiques.
Une heure plus tard, les douleurs devinrent pratiquement insoutenables. La vieille femme déclara alors que l'heure était enfin venue. Elle demanda à sa fille de préparer le matériel et elles se mirent à l'oeuvre. De longues, très longues minutes encore, la mère dut batailler contre la douleur et son corps pour expulser l'enfant. Finalement un vagissement salua les efforts que démultipliaient les trois femmes pour l'amener au monde.
« C'est une fille ! » s'écria la vieille femme. « Une vigoureuse petite fille ! »
*
* *
« Solyane, reviens ici ! » l'appela sa mère.
Mais l'enfant ne fit pas mine de l'avoir entendue. Il était infiniment plus amusant d'aller jouer avec les animaux de la ferme que de prendre son bain.
Une paire de main fermes et immense la saisirent sous les bras, mettant fin à sa cavalcade. La fillette protesta de sa voix flûtée.
« Non ! Lâche-moi ! Je veux pas ! »
« Tu n'as pas le choix, jeune fille ! » lui répondit une voix grave et calme.
Elle se retourna et vit que c'était Armand, l'un de ceux qui assurait la sécurité de la ferme de ses habitants, qui venait de la bloquer. Elle aimait beaucoup Armand. Même s'il faisait un peu peur avec sa taille de géant, il se montrait toujours très gentil et doux avec elle.
« Solyane ! » soupira sa mère qui venait enfin de la rejoindre. « Merci, Armand. Je suis désolée. C'est toujours la même histoire. A chaque fois que j'essaie de lui donner son bain... »
« Elle préfère aller trouver plus de raisons de se salir ! » répondit Armand avec un léger sourire.
Il tendit l'enfant à sa mère.
« C'est le propre des enfants. » termina-t-il avant de retourner à sa ronde.
« Maman, est-ce que c'est Armand, mon papa ? » demanda soudain Solyane.
Du haut de ses quatre ans, elle avait déjà compris qu'il était étrange pour elle de n'avoir personne à appeler « Papa ». Et avec toute la détermination que peuvent avoir les gamins de son âge, elle s'était lancée à la recherche de ce père qui lui manquait. Déjà vive d'esprit, elle avait commencé ses « investigations » par les hommes de la ferme, posant sans relâche la même question à sa mère pour chacun d'entre eux.
« Non, chérie, ce n'est pas Armand ! » répondit la voix lasse de sa mère.
« Qui alors ? »
« Je ne sais pas ! »
Mais Solyane refusait bien sûr de le croire. Comment sa mère pouvait-elle ignorer qui était son père ? Elle devrait donc continuer à chercher. Mais si un enfant pouvait faire preuve d'un entêtement infernal, il n'y avait également pas plus versatile. Et il suffit que Solyane sorte du bain et reçoive l'autorisation de jouer avec les deux autres enfants de la ferme pour oublier complètement son problème de père.
Le cinquième anniversaire de Solyane approchait à grand pas. Sa mère lui avait promis, pour l'occasion, une fête comme jamais elle n'en avait vu. Et comme elle n'en verrait malheureusement jamais.
Car un mois avant ce jour tant attendu, un événement terrible bouleversa à jamais la vie de la petite fille, marquant son destin d'une ombre aussi noire que la nuit d'où la menace surgit.
Profondément endormie dans son petit lit, bercée par des rêves fantasques, Solyane fut très rapidement tirée de son sommeil serein par des hurlement inhumains, des cris, eux, bien trop humains et le fracas de choses qu'on détruit. Réveillée en sursaut, la panique la gagna rapidement.
« Maman ! » gémit-elle dans la pièce plongée dans le noir.
« Chut ! Ne parle pas ! »
Elle sentit les bras de sa mère la soulever.
« On va faire un jeu, toutes les deux. Tu vas te cacher jusqu'à ce que je vienne te chercher ! »
« Et toi ? »
La réponse de sa mère fut couverte par de nouveaux cris. Solyane avait peur. Tellement peur !
« Moi je vais aller les punir de t'avoir réveillée. Tu sais que je n'aime pas quand ils font trop de bruit ! »
Solyane hocha la tête. Elle aurait été prête à croire n'importe quoi venant de sa mère.
Sa mère les entraîna à l'extérieur, passant par l'arrière de la ferme. Le regard choqué de l'enfant se posa alors sur des bâtiments en flammes, des silhouettes qui couraient partout. Certaines d'entre elles étaient particulièrement étranges. Elle sentit sa mère trembler, ce qui ne fit qu'accentuer sa propre peur.
« Maman, c'est quoi ? » demanda-t-elle.
« Ne t'en occupe pas ! »
C'est alors que surgit un être qui, bien qu'il aurait vaguement pu passer pour un être humain, dégageait une telle folie, une telle cruauté, qu'il ne pouvait pas être un homme comme les autres. Le regard fou, injecté de sang, il se rua vers Solyane et sa mère. Et tandis que l'enfant poussait un cri strident, elle se sentit soudainement secouée dans tous les sens. Sa mère était en effet en train de courir pour fuir à la menace qui pesait sur sa fille et elle. Par-dessus l'épaule de sa mère, l'enfant vit l'homme bizarre se lancer à leurs trousses. Du moins jusqu'à ce qu'une haute silhouette lui barre la route.
« Fuyez ! » hurla le nouveau venu.
Solyane reconnut alors Armand. A la lueur de l'incendie qui ravageait la ferme, elle vit qu'il était couvert de sang. Elle n'en était pas encore consciente mais cette vision se grava de manière indélébile dans sa mémoire et hanterait ses cauchemars pour de longues années encore.
Lorsque Solyane et sa mère parvinrent enfin à atteindre un endroit sûr, la petite fille fut posée au sol et poussée dans l'une des caves du moulin.
« Rappelle-toi ! Tu te caches jusqu'à ce que je vienne te chercher et, surtout, tu ne fais aucun bruit ! »
Puis elle referma la porte de la cave. Plongée de nouveau dans le noir, Solyane sentit des larmes couler sur ses joues. Mais elle obéit à sa mère et étouffa ses sanglots pour ne pas faire le moindre bruit. Elle était jeune, très jeune même, elle n'en demeurait pas moins consciente que ce qui se passait à la ferme était quelque chose de terrible. Elle n'avait pas encore de mots à mettre sur les horreurs qui se déroulèrent cette nuit-là. Plus tard, elle en aurait, mais pour l'instant, elle savait juste qu'il fallait qu'elle se cache et attende.
Vaincue par la fatigue, Solyane s'était endormie, pelotonnée entre les sacs de graines entreposées-là. Lorsqu'elle se réveilla, elle n'entendait plus rien. Elle toussa car une odeur âcre la prit à la gorge. Des rayons de soleil passaient entre planches de la porte. Le jour s'était levé. Elle réalisa alors que sa mère n'était pas revenue la chercher. Hésitante, elle se demanda si elle devait continuer à se cacher là. Mais elle avait tellement faim ! Elle était sûre que c'était au moins l'heure du petit-déjeuner. Et il était hors de question qu'elle s'en passe, même si elle avait encore peur.
Poussée par la faim, elle poussa de toutes ses forces sur les portes de la cave. Mais le bois s'effrita et tomba presque sur elle. Elle poussa un cri de douleur en sentant des morceaux la griffer.
Finalement elle sortit, clignant des yeux pour s'habituer à la soudaine luminosité. Lorsqu'elle découvrit ce qu'il restait de la ferme, toutes ses idées de petit-déjeuner s'envolèrent. Le mot « ruines » lui était encore inconnu. Alors dans son jeune esprit ce fut « rien » qui le remplaça. Car c'était bel et bien tout ce qu'il restaient des grands bâtiments qui avaient hébergé son enfance. Rien. Quant aux habitants qu'elle avait toujours connu, sa mère, l'immense Armand, la vieille Isabeau, Ysaline et Gontrand, qui s'occupaient exclusivement du moulin, Jules et Romains, les deux petits derniers de la famille avec qui elle avait si souvent joué. Là encore, elle n'en trouva... presque rien. Des membres – jambes, bras, pieds ou main – éparses, du sang et des lambeaux de vêtements.
Ses pieds nus parcoururent au hasard la cours et les chemins reliant les différents bâtiments qu'elle connaissait presque par cœur mais qu'elle était incapable de reconnaître.
Qu'était devenue sa mère ? Cette question la taraudait sans cesse. Mais elle n'osait pas l'appeler. Comme si sa voix s'en était allée pendant la nuit, elle était incapable de prononcer le moindre son.
Ce fut à la lisière du premier champs qu'elle le trouva enfin. A cette même lisière du champs ou elle les perdit.
Ce qu'elle trouva ? Le corps éventré et brisé de sa mère.
Ce qu'elle perdit ? Son innocence et sa joie de vivre.
*
* *
Trois ans avait passé depuis la terrible nuit où le destin cruel lui avait arraché sa mère et le reste des fermiers qui lui tenaient lieu de famille.
Hagarde, elle avait ensuite erré le long des routes. Son instinct de survie avait pris le relais de son esprit morcelé. Et il l'avait poussée à partir le plus loin possible de l'horreur de ce qu'elle avait découvert. Malheureusement, errer sur les routes lorsqu'on est aussi jeune n'est jamais une très bonne initiative. Sa mère lui avait toujours répété de ne jamais – jamais – sortir de la ferme. Mais elle n'était plus en état de réfléchir et il lui était encore beaucoup trop douloureux de penser à sa mère alors que le corps de celle-ci gisait, les entrailles à l'air libre.
Un groupe d'homme était passé à cheval, venant dans le dos de la fillette. Ce premier signe de vie depuis le massacre avait sortit Solyane de sa transe traumatique. Elle s'était arrêtée et les avait attendu, nourrie par l'espoir qu'ils allaient l'aider. L'aider à comprendre, à oublier. Eux aussi s'étaient arrêtés, surpris de découvrir une enfant seule et perdue sur une route de campagne. Ils lui avaient qui elle était, ce qu'elle faisait là et où se trouvait sa famille. Lorsqu'elle leur avait raconté, ils firent alors le lien entre elle et la ferme anéantie qu'ils avaient croisé un peu plus tôt. Ils lui avaient demandé si elle connaissait quelqu'un d'autre, en ville notamment. Solyane ne savait même pas qu'il existait autre chose que sa ferme. Ils l'avaient emmenée avec eux, elle les avait remercier.
Solyane secoua la tête, chassant ses souvenirs. A quoi bon ? Elle n'avait aucun moyen de changer le passé. Depuis, elle avait appris que ces hommes et ces femmes bizarre qui avaient détruit sa ferme et tué toute sa famille étaient des Démons. Mais avec les hommes qui l'avaient amenée en ville, elle avait appris que la cruauté n'existaient pas seulement chez les démons. Les êtres humains aussi pouvaient se montrer cruels.
« Solyane ! » appela la voix autoritaire d'une femme dodue. « Qu'est-ce que tu fiches, encore ? »
La femme regarda autour d'elle avec une expression de dégoût.
« Tu crois qu'il va se nettoyer tout seul, ce couloir ? Que penseraient les clients s'ils mettaient les pieds dans un couloir crasseux ? »
Solyane savaient très bien ce qu'ils diraient. Les « clients » d'ici se moquaient parfaitement de l'état du couloir du moment que la fille ou la femme qu'ils avaient payé pour avoir étaient propre, elle, et saine !
Est-ce qu'il était normal pour une gamine de neuf ans de savoir ce qu'un bordel cachait comme plus sordides secrets ? Est-ce qu'il était normal qu'une enfant qui n'avait même pas eu ses premiers saignements ait eu à connaître les assauts sexuels d'un homme ivre et brutal ?
Et pourtant, c'était là le lot de Solyane. Les hommes qui la jugeait trop jeune pour leurs goûts se servaient souvent d'elle pour effectuer des tâches telles que nettoyer leurs habits, leur apporter du vin ou des fruits. Et lorsqu'elle n'allait pas assez vite ou se montrait maladroite, elle recevaient des grêles de coups. Elle en recevait aussi de la tenancière du bordel à chaque fois qu'elle « faisait honte à l'établissement ».
Sans un mot, cependant, elle se remit à sa tâche ingrate. Elle n'était pas la seule à subir un sort peu enviable. Mais aucune des autres filles n'étaient aussi jeunes qu'elle. Et aucune ne montrait la moindre compassion pour la benjamine de leur groupe. Trop aveuglées par leur propre misère pour avoir le plus petit geste tendre envers elle.
Solyane aurait pu fuir loin d'ici, trouver un endroit où s'établir. Mais depuis qu'elle avait été amenée ici, trois ans plus tôt, elle n'avait jamais réfléchi à cette possibilité. Et puis, où aurait-elle pu aller ? Courir les routes sans le moindre sous en poche ? Et pour quoi faire ? Sauter dans les bras tendus de démons n'attendant qu'une nouvelle proie à se mettre sous la dent ? Tomber dans des mains pires que celles qui la martyrisaient déjà ? Se retrouver tuée dans une ruelle en pleine nuit parce qu'elle avait été au mauvais endroit au mauvais moment ! Non, mieux valait une misère connue qu'à l'angoisse d'un cauchemars inattendu !