Métier : niveau 1. Apprenti
Aujourd'hui, je suis sur le bateau en partance pour me continent Diapré. Avec mon père, nous avons décidé de voir Eleshyë.
Ce n'est pas la première fois que je m'y rend : quand j'étais petite, ma mère m'y a emmené afin de me présenter à sa famille. Mais j'étais trop jeune pour m'en souvenir, à l'époque. L'occasion ne s'est pas trop représentée depuis, ce qui fait que je vais découvrir la ville un peu comme si c'était la première fois.
Le temps est long chez les elfes. Ça ne signifie pas la même chose pour eux d'attendre vingt ans pour se voir que pour les humains, par exemple. Cela dit, je suppose que mes grand-parents s'étonneront quand même de constater combien j'ai grandi... Ma mère m'a demandé de leur apporter des petits gâteaux de la cité des anges, en cadeau. Apparemment, ils en raffolent... J'espère que ça m'aidera à faire bonne impression.
Ce qui m'inquiète, c'est surtout le gouffre qui nous sépare au niveau culturel. Vu que je suis une elfe, j'imagine qu'on va me dire que j'ai un genre de responsabilité vis à vis de mon peuple, ou je ne sais pas quoi. Je devrais trouver génial d'être en communion avec la nature, partager des tas de références avec eux... mais je n'y connais rien.
Et puis, c'est pas que je m'en fiche, parce que ce n'est pas tout à fait vrai... mais disons que c'est un peu la dernière de mes préoccupations. De mon point de vue, je suis une ange. Ça me fait toujours bizarre d'être rappelée à la « réalité ». Enfin... nous verrons bien comment ça se passe.
Le bateau glisse en bruissant, contre les vagues d'une mer calme, tandis que la voile claque doucement par intermittence. Je me tiens sur le pont près de la poupe du navire. Penchée au dessus de l'eau, j'observe la nage rapide d'une bande de dauphin qui nous accompagne depuis quelques minutes. De temps en temps, l'un d'eux jailli de l'eau, en émettant une petite gerbe d'eau, avant de replonger. Les voir ainsi, agiles et lestes, me fascine. J'aurais presque envie de les rejoindre.
Le navire encaisse le choc d'une vague un peu plus haute que les autres. Je sens mon corps soulevé et manque de passer par dessus bord. Par réflexe, mes mains agrippent la balustrade. Mon cœur s'emballe, tandis que ma tête comprend la situation : je l'ai échappé belle...
Avec ça, l'idée de continuer à regarder la mer ne me paraît plus très amusante. Tant pis... j'irais lire dans la cabine et ça ira bien pour le moment. Descendant vers le milieu du pont, je croise la foule des voyageur qui, comme moi, transitent vers le continent Diapré. La plupart sont des elfes, ou des hybrides, mais pas que. Je vois aussi des anges et quelques individus dont je n'arrive pas à déterminer la race.
L'ambiance est bon enfant. On joue aux cartes ou aux dés pour passer le temps. Des musiciens improvisent un air, tandis que des marchands ambulants tentent de faire des affaires. Les gens discutent. Dans les coins un peu à l'écart, on retrouve les éternels roublards et autre mercenaire aux mœurs discutables. Ceux là, je me garderais bien de les approcher... Mais bon, en définitive, il y a de tout.
Je me faufile entre les gens aussi discrètement que possible, quand tout à coup...
On dirait que quelqu'un crie : je n'en suis pas sure, avec tout le brouhaha. Quoique, à bien y regarder, j'ai l'impression que des gens s'attroupent. Il doit se passer quelque chose.
« Un médecin ?Lance alors un grand homme, par dessus les têtes. Mon sang ne fait qu'un tour. Je lève la main sans réfléchir.
« Oui ! Moi, je suis médecin !Tout le monde me regarde, à présent. Je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression qu'on ne me croit pas. Il faut dire que mon allure ne fait pas très professionnelle, avec mes habits de voyage un peu débraillés. Bon, peu importe, vous me direz. Je n'ai pas besoin qu'on approuve mes compétences. Fendant la foule, j’apparais devant la pauvre femme sujette de toutes les attentions.
« C'est vous qui avez besoin d'un médecin ?Fais-je, par réflexe. Question idiote : elle a le visage rouge et semble beaucoup souffrir. Mon regard la scrute brièvement : une femme sur le point d'accoucher. Aussitôt, je vois défiler tous les chapitres relatifs à la grossesse devant mes yeux. Ça va le faire. Je m'accroupis face à elle.
« Tout va bien se passer madame. Je suis médecin : faites moi confiance.Elle acquiesce entre deux gémissements de douleur. J'en profite pour l'ausculter brièvement.
« Bien, on a encore du temps devant nous. Fais-je, avant de me relever.
« Transportez la doucement sur un lit, dans une cabine. Ce n'est pas pour tout de suite et puis... ben, on n'est pas au spectacle, hein.Deux hommes se portent volontaire. Quelques minutes plus tard, ma patiente improvisée et moi-même nous retrouvons dans l’intimité d'une petite pièce. Quelques personnes attendent toujours à l'extérieur, intrigués autant qu'inquiet. J'en profite pour les mettre à contribution.
« Vous m'apporterez des linges propres et de l'eau chaude. Fais-je dans l’entrebâillement de la porte. Pendant ce temps, la pauvre femme souffre toujours. Je retourne auprès d'elle.
« Je m'appelle Sasha, au fait. Elle me sourit.
« Caroline. Dit-elle entre deux respirations.
Je pensais accoucher auprès de mon mari : il m'attend chez nous, au pied du mont des Souvenirs... mais apparemment le bébé a décidé de n'en faire qu'à sa tête.
-Il sera sans doute très heureux dans tous les cas.
-Oh oui, je pense.Nous échangeons un petit rire et nous serrons la main. On toque alors à la porte. J'y vais.
« Sasha, tout se passe bien ?C'est mon père : il porte ma trousse de soin et une pile de linge propre. Je suis contente de le voir.
« Pour le moment, oui.Il acquiesce. Je poursuis.
« Tu veux l'examiner ?
-Comment ça se présente ?
-Pas trop mal, je crois.Il pose une main bienveillante sur mon épaule.
« Alors tu n'as pas besoin de moi. Sa remarque me surprend un peu : il n'avait jamais rechigné à vérifier mon diagnostic auparavant. C'est la première fois qu'il me laisse faire comme ça. Sur le coup, je ne comprend pas très bien le sens de cette prise de position. Ça me fait bizarre.
« Je resterais ici, au cas où. Dit-il enfin. J'acquiesce simplement, traversée par des émotions contraires.
La porte se referme et je m'en retourne auprès de Caroline. Le temps s'écoule doucement. J'entends la mer et le vent depuis le hublot. A l'horizon, le soleil décline et, dans la chambre, les chandelles se consument. Le bateau, à chaque mouvement, semble décompter une minute.
J'administre une potion à base de plante à la future mère, afin qu'elle souffre moins. Nous échangeons des anecdotes, afin de penser à autre chose. Mais après quelques heures, le travail s'accélère. C'est là que tout devient sérieux. J'accompagne Caroline à chaque contraction.
« Arrêtez de pousser. Fais-je, au bout d'un moment.
Le cordon est enroulé autour du cou du bébé... ça l'empêche de sortir. Je dois l'enlever. Elle acquiesce, épuisée et inquiète. Mais la manœuvre ne me prend que quelques dizaines de secondes.
« Allez-y maintenant.L'instant suivant, l'enfant vient au monde en un cri. Je m'empresse de l'envelopper et de le tendre à sa mère. Elle affiche aussitôt une expression de profond bonheur, comme si les dernières heures n'avaient jamais existé.
« C'est un garçon. Fais-je. Elle attrape ses doigts minuscules, avant de me regarder.
« Il est magnifique. Merci.
-Vous avez fait le plus gros.Elle rit doucement. J'en profite pour couper le cordon. L'heure qui suit passe comme en suspension. J'effectue les derniers soins d'usage, nettoie le bébé... Caroline reçoit les félicitations de tout l'équipage. Même les types louches du pont y vont de leur petit commentaire attendrit. C'est une belle journée. Je crois que tout le monde est ravis.
« Très beau travail, docteur de l'Ouestir. Me dit alors mon père, quand je m'en vais le retrouver. Il est installé sur sa couchette, en train de lire un roman à l'eau de rose. Je crois qu'il ne s'est pas inquiété une seule seconde. Ça me fait plaisir, en fin de compte. Je me sens très fière de moi.
« Tout s'est très bien passé. Dis-je simplement.
Il n'y a pas eu de complication majeure.
-Et quand bien même, je suis persuadé que tu t'en serais très bien sortie.Je hausse les épaules et m’assoit sur ma propre couchette. Il avait sans doute raison, même si j'ai encore du mal à me le dire. Le fait d'avoir un titre et la reconnaissance de ses pairs, ça ne suffit pas forcément à vous donner l'impression d'être légitime. Je pense qu'il me faudra exercer pendant pas mal d'années, avant d'en arriver au point où j'aurais vraiment confiance dans ce que je fais.
Quoique le doute a aussi des avantages. Ce n'est jamais très bon de se reposer un peu trop sur ses lauriers. Surtout en médecine : il y a sans arrêt de nouvelles découvertes, des innovations.
« Au fait, comment a-t-elle décidé de l'appeler, ce petit ?
-Euh... Augustin, je crois. Mon père hausse un sourcil, j'étouffe un petit rire. Chacun ses goûts, non ?
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